Les États face à l’incertitude : un changement de méthode s’impose

(contribution publiée le 2 juin 2020 dans le Recueil de contributions exclusives SPECIAL COVID-19 de la Fondation IDEA)

Comme pour tout sujet d’actualité brûlante, il y a des commentateurs de tous bords, d’expériences et de compétences diverses et variées, sans compter toute la sphère habituelle convaincue de complots internationaux et d’enlèvements par des extra-terrestres. Nous avons certainement tous une opinion au sujet de la COVID-19 et de ses conséquences à multiples facettes allant du court terme au long terme. Y a-t-il seulement quelqu’un qui puisse affirmer savoir vraiment de quoi il retourne ? A priori non. Les incertitudes sont légions.

Des incertitudes dans tous les domaines

Au-delà des quantités d’informations qui sont devenues parfaitement indigérables, il devient patent quotidiennement qu’une information tenue pour vraie un jour, peut être nuancée, voire réfutée le lendemain. Il ne s’agit même pas ici de fake news, simplement de faits et de chiffres qui peuvent être interprétés de manières différentes selon les contextes ou les informations complémentaires qui peuvent suivre. Pour tous les décideurs, cela donne une sensation désagréable de marcher sur un fil par grand vent ou de s’avancer sur des sables mouvants.

La maladie elle-même et ses effets est bien mieux connue aujourd’hui qu’il y a trois mois, mais comme pour beaucoup de matières scientifiques, une réponse apportée à une question précise en déclenche cinq autres dans la foulée. Ainsi, on maîtrise mieux le traitement de la maladie en soins intensifs et les intubations systématiques des débuts ont apparemment été remplacées par une approche moins invasive, laissant moins de séquelles, et plus performante en termes de vie sauvées. Néanmoins, il n’y a toujours pas de traitement médicamenteux aux effets prouvés, sans parler d’un vaccin. Pire, les études sur les différentes souches du virus nous soumettent à la douche écossaise. Chaude, quand des études semblent montrer que certaines souches s’affaiblissent au fil du temps, à l’instar de ce qu’avait fait le SRAS avant de subitement disparaître. Froide, quand d’autres études indiquent que des mutations du virus peuvent aussi bien nous le transformer en Terminator. Les études médicales se multiplient au point qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits et c’est une partie du problème.

L’impact sur l’économie ensuite. Le confinement sévère qui a été appliqué à notre pays (et admirablement respecté par la population) a stoppé net la progression de la maladie, il n’y a aucun doute à ce sujet. Ce même traitement a plongé notre économie dans un coma plus ou moins profond selon les secteurs et il commence à apparaître que les entreprises vont avoir énormément de mal à sortir de ce coma. Opération réussie, patient décédé ? Il est encore un peu tôt là aussi pour tirer une conclusion générale, mais il est d’ores et déjà certain qu’il y aura une sélection darwinienne accélérée dans un premier temps. Toutes les entreprises qui étaient déjà fragilisées devraient succomber à cet électrochoc qu’a été l’arrêt brutal, imprévisible et très long de leur activité. Comme cette crise économique est inédite, il a fallu inventer en vitesse de nouveaux mécanismes d’aides (avances remboursables) ou tuner de vieilles techniques (chômage partiel) pour les rendre utilisables dans un contexte pour lequel elles n’étaient pas pensées à l’origine. Ces aides sont-elles pertinentes pour les problèmes des entreprises ? vont-elles suffire ? Une série d’ajustements ont déjà été faits et le gouvernement a aussi annoncé des aides supplémentaires pour boucher les trous béants faits dans les coques des entreprises. A cela s’ajoute d’autres incertitudes quant aux conséquences sociales des faillites et les réactions en chaîne que cela pourrait déclencher. Le gouvernement subit un lobbying de toutes parts et dans certains cas, les avis divergent. Il s’agit alors de prendre la responsabilité d’ignorer un avis ou de le suivre, chacun de ces choix ayant ses conséquences propres.

Et enfin, au-delà de ces deux piliers sanitaires et économiques, quelles vont être les conséquences sociétales ? L’autre va-t-il devenir un danger, un potentiel porteur de virus et autres miasmes ? Les regards des uns sur les autres vont évoluer. Ainsi les familles viennent de se rendre compte à quel point « enseignant » était un métier épuisant (imaginez le faire avec des enfants qui ne sont même pas les vôtres). Les écoles quant à elles ont vu qu’il était aussi possible d’enseigner en partie à distance ce qui ouvre indubitablement de nouvelles perspectives. Le télétravail a ouvert les yeux à certains chefs d’entreprise quant à la possibilité tout à fait réelle de faire confiance à ses salariés et de ne pas avoir à les surveiller pour que le travail soit bien fait. Ce même télétravail a tout autant mis en évidence ses limites dans un monde du travail qui devient de plus en plus collaboratif. Les écrans de visioconférences sont très pratiques, mais il leur manque définitivement une dimension humaine, émotionnelle, absolument essentielle. Et les apéros-visios, c’est amusant deux minutes. Sur base de cette expérience, il va donc falloir trouver un nouvel équilibre dans nos échanges interpersonnels, que ce soit au travail, à l’école, en famille ou entre amis. Cette crise du COVID-19 a modifié notre perception de l’espace et du temps. Il est devenu clair que de nombreux déplacements d’avant la crise n’étaient in fine pas absolument nécessaires. Les éliminer ne devrait donc pas causer de disruptions majeures dans nos vies, au contraire, on pourrait y gagner du temps pour soi tout en diminuant les émissions de CO2. Néanmoins, si ce changement se produit réellement – les habitudes ont la vie longue – cela aura forcément des répercussions sur l’organisation de nos villes, des lieux de vies, des transports, des commerces… toutes ces adaptations ne se feront pas sans douleur et retomberont dans le domaine d’action des gouvernements.

Le management de l’incertitude : des entreprises aux États ?

Dans ce fatras d’informations, d’incertitudes, de risques et d’opportunités, le tout constamment en mouvement, comment prendre une décision quand on est un gouvernement ? Quel domino faire basculer en premier alors qu’on ne sait pas vraiment quel sera le dernier domino à tomber ?

On se retrouve ici dans ce que les business schools appellent le management de l’incertitude. Dans des environnements de plus en plus complexes, les chefs d’entreprises ont dû faire le deuil de quelque chose qui les rassurait énormément : le contrôle. Dans un contexte incertain, la dernière chose à faire est en effet de vouloir tout maîtriser. Cela épuise les forces de l’entreprise pour une cause perdue d’avance. La solution est alors de construire son propre référentiel structurant avec une sélection de paramètres stratégiques pertinents pour l’activité de l’entreprise. De cette manière, les décisions stratégiques prises resteront cohérentes les unes par rapport aux autres. L’entreprise ne peut en effet prospérer que si elle s’inscrit dans une trajectoire déterminée. Cela ne garantit absolument pas qu’elle prendra le chemin le plus performant, le plus rapide, le plus profitable. Cela ne lui garantit même pas de ne pas sombrer. En revanche, c’est une condition absolument nécessaire si elle veut avoir une chance d’atteindre ses objectifs : ne pas se donner un tel référentiel est le plus sûr chemin qui mène à l’échec.

Les États et les gouvernements viennent d’arriver pleinement à cette étape de leur évolution. Pourtant, nous avons aujourd’hui l’impression qu’ils reprennent leur place, qu’ils sauvent les pays et les économies en donnant des subventions aux entreprises. Certains commentateurs ne se privent pas d’y voir une certaine ironie pour un système qu’ils qualifient de néo-libéral et qu’ils n’ont cessé de vilipender. Pour ce qui est de l’ironie, elle n’est pas tout à fait justifiée puisque la crise économique a été provoquée par l’intervention des États et par leur décision quasi unanime de fermer toutes les activités économiques qui accueillent du public. Avaient-ils le choix ? Politiquement, a priori non, même si techniquement il y avait d’autres possibilités que certains rares États ont d’ailleurs utilisé. Il reste que dès lors, c’est bien à eux de réanimer le patient qu’ils ont plongé dans un coma artificiel.

La crise risque d’affaiblir les États

Quant à l’impression d’un retour en force de la puissance souveraine de l’État, elle est donc trompeuse. Elle va sans aucun doute plomber les finances de tous les États dont la plupart n’avaient pas besoin de cela, mais ce n’est que la partie la plus visible de l’iceberg. En effet, le virus a une particularité assez déroutante pour des États : il ne s’arrête pas aux frontières. Il était d’ailleurs probablement parmi nous avant même que le premier État pense à fermer ses frontières, à supposer qu’une telle mesure ait une quelconque efficacité pour le stopper.

Chaque État s’est ainsi retrouvé seul face à cet organisme assez disruptif et a pris une série de mesures en fonction de son contexte national particulier et le cas échéant des actions de ses voisins immédiats. En partie, cela était justifié, car les systèmes de santé n’étaient pas tous au même niveau, notamment en termes d’infrastructures et d’équipements techniques. L’Allemagne et le Luxembourg étaient très larges de ce point de vue, alors que d’autres pays se sont vite vus à saturation. De même, vous avez évidemment des défis sanitaires tout autres avec une capitale mondiale de type Paris ou Londres qu’avec une ville comme Luxembourg. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les organisations supranationales comme l’Union européenne n’ont pas été en mesure de réellement coordonner tout cela et d’adopter des règles et des mesures qui soient un tant soit peu cohérentes d’un État à l’autre. Cette concertation et coordination n’a pas eu lieu pour des raisons de politique nationale dans certains États et c’est bien dommage. La crédibilité des États et donc des gouvernants n’en sort pas grandie et cela constitue un nouvel affaiblissement à venir des États. Face à un tel constat, les acteurs économiques auront certainement tout intérêt à se constituer à l’avenir leurs propres garanties pour de tel cas, ce qui devrait diminuer leur performance économique et donc la rentabilité de l’impôt pour les États.

Cet affaiblissement étatique devrait également être renforcé par le fait que le virus a mis en évidence toutes les failles possibles et inimaginables des États. A ce jeu, le Luxembourg s’en est à vrai dire très bien tiré. Il est même admirable de voir à quelle vitesse il a été possible de digitaliser certaines procédures, chose qui aurait mis des années à être réalisée sans la pression du virus. Néanmoins, comme dans de nombreux domaines au Luxembourg, le pays n’est pas une île et si les États s’étiolent autour de lui, l’État luxembourgeois n’en sortira pas non plus renforcé dans ses actions. Un exemple assez évident de cette dépendance à l’étranger est celui de la peur d’une éventuelle fermeture de nos frontières à nos collaborateurs frontaliers. Il est difficile de cerner si ce risque était vraiment élevé, mais la situation a eu le mérite de montrer clairement que notre destin n’était pas entièrement dans nos mains.

Au-delà des incertitudes sanitaires, économiques et sociétales relevées dans les paragraphes qui précèdent s’ajoute donc une incertitude de politique internationale, voire de géopolitique. Certains États et certaines organisations internationales utilisent des éléments de théorie des jeux à différents niveaux pour tenter de prévoir un minimum le déroulement possible de négociations internationales. Sans entrer dans le détail de leur utilisation, ces outils de modélisation ne sont pas d’une grande aide dans la prise de décision stratégique au niveau des politiques nationales. Or sans cette capacité à déterminer une stratégie claire, l’indécision et la passivité guettent, voire même la manipulation par d’autres États. Pour être apte à définir une telle stratégie, d’autres outils sont nécessaires et la mise en place d’un référentiel stratégique à long terme au niveau gouvernemental en est un. Ceci n’est pas forcément évident en considérant que chaque élection peut faire pivoter ce référentiel de manière significative et que les négociations de coalition peuvent amener leurs lots de compromis mous qui n’aident pas vraiment dans cette optique.

Une évolution de nos systèmes politiques ?

Les gouvernements des différents pays doivent de ce fait prendre conscience qu’ils ne maîtrisent plus leur environnement national comme auparavant et qu’ils ont tout intérêt à adopter et adapter les techniques de management de l’incertitude pour ne pas tomber dans le chaos. En supposant qu’ils y parviennent, il faudrait bien sûr l’admettre publiquement, or comment « vendre » cela à un électeur ? Ce n’est déjà pas simple pour un(e) chef d’entreprise d’expliquer à ses équipes qu’il y a bien une stratégie, mais qu’il/elle n’en maîtrise pas tous les aspects et qu’il va falloir constamment ajuster le tir. Alors vous imaginez ce que cela peut être pour un candidat à un poste gouvernemental ou pour un ministre en place. Il y aura toujours un concurrent politique pour affirmer qu’il/elle sait et qu’il/elle veut bien prendre la place de l’autre. Ou pour lui reprocher d’avoir fait finalement autre chose que ce qu’il/elle avait annoncé.

Tout comme pour les entreprises, l’interaction collaborative est devenue une nécessité pour les équipes politiques. Or il s’agit d’un métier - ou d’une vocation pour certains - qui jusqu’à présent a beaucoup misé sur des individualités, des têtes de listes, et les réseaux sociaux ont plutôt eu tendance à renforcer ce penchant historique. Ici aussi, la diversité dans la composition des équipes apportera une meilleure performance à long terme. En ce sens, le fait d’avoir depuis quelques années une coalition gouvernementale de trois partis différents devrait apporter cette plus-value, pour autant que les vues exprimées restent complémentaires et ne fassent pas l’objet de marchandages politiciens pour préserver les domaines de pouvoir et d’influence de chacun.

Cette crise est un test de maturité de nos systèmes politiques et il est pour le moment hélas révélateur de vieux réflexes qu’on espérait en voie d’extinction. L’électeur devra donc lui aussi évoluer et s’éduquer à un monde où il faudra qu’il accepte de ne pas être complètement rassuré, où l’assurance tous risques n’existe pas. Il faudra aussi qu’il apprenne à se méfier des vendeurs de certitudes. Pour cela, l’école a un rôle fondamental à jouer, mais ça, c’est encore une autre histoire.

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